Eve Line
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  1. Tant de luttes sourdes
  2. Aux quatre points cardinaux
  3. Dans sa robe fourreau
  4. Un sillon profond
  5. D’un espace à un autre
  6. Face à une toile immense
  7. Douleur noire
  8. Écoulement
  9. La magie opère
  10. Sur ses flancs rocailleux
  11. Une écume blanchâtre
  12. Une pierre précieuse
  13. À la crète des mots et des images
  14. Une lande épaisse
  15. Des figures lunaires
  16. Le paysage est net
  17. Devant un placard vide
  18. Les fleurs écarlates
  19. Sur des graviers blancs
  20. Des lignes de temps

Médéa son intelligence solaire tenace
et Procné et Philomèle et Penthésilée
et Io et Artémis tant de luttes sourdes
depuis des millénaires

blanc mousse coton velours blanc cosmogonique
Aphrodite soi-disant née de l’écume de l’onde marine
Méduse un portrait inventé par qui je vous laisse deviner

emportées par le vent des rafales d’images
engrangées dans l’antre du cyclope
le regard de cendre du centaure
sans cornes dans ses cheveux
sans sabots à ses pieds sans démesure de son sexe

l’espace de la flûte

roia en grec le coquelicot qui s’effeuille facilement
le courant d’un fleuve le sang les larmes
et les Erinyes nos chères et belles vieilles apaisantes
soi-disant des furies infernales
nées du sang d’Ouranos déversé sur la terre

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on raconte que je serais constituée de trois soeurs flottant dans l’espace
comme trois nuages avec mes têtes multiples embrassant l’horizon
de tous côtés je serais fileuse dévideuse coupeuse de vie
des humain.e.s des animaux des oiseaux des insectes des plantes
vieille vêtue d’une robe fripée maigre comme une pomme reinette édentée

et bien non moi Moïra je virevolte aux quatre points cardinaux
de la terre et du ciel avec mes amies mes soeurs
les doigts agiles les oreilles grandes ouvertes
je remets d’aplomb des histoires abracadabrantes
loin des pièges tendus par des dragons noirs
avides de me dire mauvaise

enfermée dans sa robe fourreau sa voix étouffée éteinte
offerte à un mort aux crêtes de la nuit obscure du Styx
sur son visage aucune marque d’un danger d’une souffrance
sa présence est si forte la vie en elle si puissante
son nom Polyxéné elle est celle qui accueille les étrangers

voir voir les traces d’une blessure concrétions tenaces scories d’un volcan
étrange vision d’un cheval ailé sortant du corps d’une jument
un sillon profond au coeur de mon imaginaire

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debout l’un en face de l’autre Hypnos et Thanatos se regardent
ils ont les mêmes ailes dans le dos le même corps le même visage
une femme est allongée près d’eux silencieuse blessée peut-être
ou bien endormie aucun de ses cils ne bouge
ils sont en suspens en attente d’un léger gonflement de sa poitrine

son visage est paisible ses mains immobiles ses genoux repliés
le long de son corps elle garde les traces d’une fraîche pâleur opale
sans chaussures ses pieds paraissent frêles
mais les doigts en sont bien écartés prêts à bondir

le sommeil et la mort se regardent
de petites ailes striées noires et grises sont accrochées à leurs pieds
ils voltigent dans un espace où elle ne peut les voir
un de ses cils a bougé un doigt un autre doigt
elle prononce quelques mots incompréhensibles puis se tait longuement
les jumeaux se regardent puis l’un d’eux s’éloigne à pas feutrés
l’autre immobile veille à ne pas perturber son souffle lent

seule dans cet entre-deux de la vie elle rêve sourit
d’un léger sourire incompréhensible un long temps s’écoule elle s’étire
dans un cahier au pied de son lit elle esquisse un récit désordonné
les sensations vécues fusent sur la feuille
il lui semble qu’elle a traversé plusieurs temps plusieurs espaces
qu’elle est passée d’un espace à un autre sans aucun effort
comme propulsée par les ailes d’un oiseau à deux têtes

étrange sensation face à une toile immense
d’une violence et d’une tendresse inouïes
je regarde longtemps les figures du tableau
vois en miroir des bribes secrètes de mon histoire
des foules d’histoires remontent à la surface de la toile
je note sur une feuille des mots des phrases
décèle des tonalités lumineuses à foison
des gris des noirs des blancs
des noirs profonds des gris bleutés des gris noirs cendrés
jaillis de je ne sais quel inconscient enfoui profondément
esquissant quelques pas je m’approche un peu plus
mais un fin cordon de protection m’arrête
je reste là sans comprendre réellement ce qui m’arrive

dans un de ses écrits Vladimir Jankélévitch parle de cette vieille méchanceté
affolante tapie en soi et prête à jaillir aux douze coups de minuit
pour peu que la force de l’entendement se relâche
cette vieille méchanceté Scarbo comme il l’appelle
éclate à la surface de la toile comme la douceur et la complexité
qui en émanent et que ces figures renvoient avec acuité

un jour dans l’atelier j’ai tracé à la craie blanche cette expression
douleur noire l’ai déposée sur une ardoise humide
et photographiée à la lumière d’une bougie
un tison dans la braise de ma mémoire

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se libérer de la propreté de la langue de sa langue
changer de trajectoire et grâce à ce changement
mesurer ce que peut être le trajet d’une autre langue possible
à approcher comme on parle d’une image salie
advenant dans le laboratoire de développement sur pellicule
on sait que cette image par une erreur de manipulation
des bains chimiques une température un peu élevée ou un peu trop basse
va faire advenir une matière riche de ses impuretés

Sosos de Pergame je me souviens avoir été saisie par la vie émanant
d’une de ses mosaïques de tous ces éléments déchets restes de nourriture
matières colorées suspendues dans un vaste espace au sol

rebuts déchets excréments sueur glandes salivaires larme sang
on pourrait faire la listes d’éléments d’écoulement venus du corps
et en sortant le corps de la langue d’une langue sale sale oui sale
n’insisterait-il pas sur une sorte de peur blottie en soi
et que ces mots pourraient aider à contenir à refléter

dans la chambre noire une lumière rouge des coquillages des algues brunes
déposés sur une feuille sensible à la lumière de l’agrandisseur
silence précision des gestes au développement la magie opère

tentacules chevelure épaisse oeil surgi d’une ombre claire
blanc intense filaments de lumière masse noire opaque tracé en zigzag
grisé figures noires noires blanches grises précises sans aucune rature

le sel sa couleur blanche tirant sur le jaune safran le bleu le gris
proche des marais salants une montagne construite par des mains
d’humains comme un immense tas de sable aux contours rugueux
une rivière d’eau salée rose épaisse serpente vers elle

en marchant sur ses flancs rocailleux
je perds tout contact physique avec ma plante des pieds
aucune trace de mes pas ne s’imprime je me sens devenir son
et regard ouvert sur l’immensité hallucinante de ses formes
le bleu du ciel étourdissant

sur l’une de ses pentes grises des oiseaux ont fait leur nid
l’un d’eux s’élance sûr de sa trajectoire bientôt suivi par un autre

des plantes sèches drues ont poussé en retrait
comme pour ne pas gêner ses matières pierreuses

une machine énorme en fer une immense libellule
git au milieu de cette matière de sel
comme figée dans un dernier mouvement
dans l’impossibilité de décharger une dernière pelletée
sur cette masse pourtant bien réelle

une vague avec ses crêtes bouillonnantes
une écume blanchâtre adossée au ciel
une masse tachetée aux circonvolutions
s’enroulant l’une dans l’autre

j’écarte cette vague écumante jaillie d’entre mes doigts gantés de soie
les yeux mi-clos je la vois s’imprimer en moi et j’entraperçois les ailes
d’un oiseau déployant au-dessus de cette vague son plumage soyeux
de fines nervures se dessinent dans ses plis et replis monochromes
un monde flottant fait de rochers aux arêtes adoucies par l’écume

j’attends un événement incongru surgi d’entre ses plis

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une force se love en elle un roc une pierre précieuse
avec ses faces ses arêtes intrépide au coeur de la tempête
elle barre contre le vent les secousses sont grandes
les surprises aussi elle rentre sa colère se protège
amplifie son invisibilité

autour d’elle un petit groupe a formé un bouclier de protection
ses yeux pivotent à droite à gauche sa tête mobile sort de sa réserve
elle soulève un pied puis l’autre lentement
sans sourciller elle écoute observe le vide autour d’elle
une béance étrange incommensurable

solide elle escamote les pièges se déplace maintenant à vive allure
échappant à l’étau qui semblait se refermer sur elle

une feuille transparente par désir de fluidité
d’une onde terreuse comme l’eau remontée du fond d’un puits
prenant par l’effort de mes muscles de mes mains une luminescence
opalescente s’y terre une langue sauvage à la crête des mots et des images
parlant des traumas de la guerre de l’oppression

le ventre est encore fécond d’où vient la chose immonde écrivait Bertold Brecht
dans son ABC de la guerre composé pendant son exil entre 1935 et 1947
ces mots résonnent étrangement à mon oreille
en apprenant qu’on interdit à des enfants en cette année 2018
d’entonner la Chanson des révoltés de Craonne de 1917

Seule les mains posées sur une longue table en bois de chêne
j’écoute les Gymnopédies d’Erik Satie des mots coulent sous ma plume
égarés infimes incertains dehors la neige tombe en épais flocons
plus aucune voiture ne traîne dans la rue
de grosses buches crépitent dans la cheminée et attisent une douce chaleur
dans mon dos libre fugace la musique s’est tue
je continue à écrire sous ma plume surgissent des figures chaotiques
elles commencent à se relier mais non l’une d’elles résiste

songeuse je m’arrête d’écrire à l’affut d’un indice
pouvant la raccrocher aux autres mais la résistance est grande
alors je commence à écrire pour elle ses traits m’apparaissent
elle marche dans une lande épaisse au milieu de hautes fougères brunes
et rouges l’oeil sombre inquiet elle scrute l’horizon court pour regagner l’épaisseur
d’un sous-bois un vent léger s’est levé seule assise près d’un vieux saule bourgeonnant
elle se sent libre je bute un instant hésite à poursuivre le récit puis le rythme de ma plume
s’accélère me voici entrainée dans une histoire qui résonne étrangement en moi
guidée par ses pas je continue à écrire jusqu’à la nuit tombante
sans aucune rature c’est la fête ce soir alors je plie mes feuilles
et les range soigneusement dans une enveloppe soyeuse

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je rêve d’un homme sorti tout droit d’une peinture noire
assis à une table basse il écrit derrière un grillage épais
de gros blocs de pierre bitumineux dégoulinent
d’une humidité tangible songeur il ne bouge pas
n’a d’autre horizon que la noirceur du monde

dans un lieu aux vents tumultueux il s’abîme dans de longues marches
essaie de rivaliser avec des cercles de nuages dans lesquels il trace des mots
dessine des figures lunaires sanguinolentes il rit de ces traits jaillissant de sa mémoire
et dont il n’a aucune difficulté à tracer les contours pas de lumière dans ces figures
le soleil semble avoir disparu de leur horizon sur la toile une ombre terreuse
comme surgie d’ailleurs atteint à quelque chose d’obscur de lucide
faisant advenir l’esquisse d’un monde réel sensible

cet homme s’abîme dans ses pensées une vision que je peux
presque toucher de mes doigts tachés par une encre grasse

lumière noire sur un drap blanc argenté
convergence des regards délicatesse des gestes
le paysage est net

non je n’ai pas pas peur d’une pointe de vert dans le blanc
de la lune rouge entrée dans le paysage de la craie blanche
de l’inscription de la violence une eau noire plissée tracée à l’encre grasse

un géant marche en silence dans le brouillard

isolée dans une pièce devant un placard vide rempli d'histoires
j’esquive des coups de poing une plaque de verre brisée me protège
les coups redoublent pression oppression production reproduction
comme des pièces rouleautées dans le tiroir caisse d’un supermarché
j’ai revêtu mon casque bouclier de protection des bombes atomiques
dans mes mains s’esquissent de petites créatures cyborgs
faites de caillou de plâtre de mastic

la lumière entre dans le champ
les lèvres écarlates je photographie filme
les créatures dansant une carmagnole de mutines espiègles
clopinant sur leur socle de mastic gris elles communiquent
par des bribes de phrases ciselées au bic
elle rigolent en douce d’un monde lointain de la déconfiture
fossilisé à force d’être aseptisé

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de couleur rouge sang elles dansent dans l’espace
sont des milliers en bas de la colline à tournoyer dans tous les sens
j’aimerais me rouler avec elles sur la terre craquelée chaude
du début de l’été un jour de grand vent où rien ne les arrête
me fondre en elles et absorber leur douceur leur complicité joyeuse

chaque année j’attends avec impatience de les voir surgir de terre
comme engourdies à l’intérieur de leur bulbe vert vieilles d’une première peau
elles ne payent pas de mine mais quel éclat lorsque les coquelicots s’ouvrent
et déploient à la lumière du jour leurs fins pétales
je caresse leur peau délicate comme je la caressais petite fille
dans un de ces vastes champs

par jour de grand vent je monte en haut de la colline
et me tiens debout dans la brèche taillée à même la muraille
je partage avec les fleurs écarlates les effets de l’ivresse du vent
ce souffle invisible enveloppe mon corps courbé par ses tourbillons froids

la brèche est mon territoire mon écran de lumière et je reste longtemps
à darder la force du vent balbutiant des paroles sauvages
puis tendue comme un arc je dévale la pente à grandes enjambées
me repérant à un bosquet de genets à une touffe de thym
à des grappes de chardons mauves

dans la plaine la couleur des coquelicots se mêle intimement
à la saveur des fenouils j’aime humer l’odeur anisée des fenouils
le parfum doux des coquelicots et faire craquer sous mes doigts
le brin d’une tige odorante rafraichissante mais lorsque des nuages bas
écrasent l’horizon je scrute avec inquiétude les fleurs écarlates
pourtant leur vigueur est grande et dès que le soleil revient
les coquelicots revigorés redressent leur tige verte poilue
et leurs frêles pétales longtemps j’ai poursuivi ce rituel solitaire
de la brèche jusqu’à ce qu’un jour d’automne j’en sois écartée

ce soir en sirotant un pastis
j’observe le ciel empli de fins nuages écarlates
filant à toute vitesse au dessus de ma tête

Une faible lueur éclaire l’eau légèrement bleutée
perlée par une mousse blanchâtre
des feuillages jaunâtres ondulent de-ci de-là
portée par une force inouïe une raie immense
surgie de derrière les rochers oscille au fil de l’eau
bientôt suivie par une autre puis une autre
elles semblent dépouillées d’une structure solide
pourtant elles s’orientent avec précision
sûres de la direction à prendre
leur petit oeil affuté dans l’espace liquide
les feuillages plient sous leur poids
elles paraissent si légères si aériennes dans l’eau
soudain butant contre la vitre elles opèrent un brusque changement
de direction disparaissent derrières des plantes géantes

une raie plus petite s’est posée sur des graviers blancs
l’oeil ouvert ses ailes repliées sous elle
une petite fille l’observe comme échouée près d’elle
avec l’un de ses doigts elle frappe délicatement la vitre
espérant surprendre son regard la raie ne bouge pas
la petite fille recommence à frapper sans plus de succès
les sons des humains ne lui arrivent pas

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insister dans le noir ralentir le souffle du vent
des ailes d’oiseaux ne pas avoir peur de les prolonger
un long plan séquence d’autres sons

l’image se pose plan fixe sur la ville
la caméra bouge cherche le marché des gens dans la rue
ne pas avoir peur de développer le chant des oiseaux

écouter les femmes parler de la surprise atmosphérique des images
créer des lignes de temps dans les écarts cela circule